Voici le texte intégral de mon deuxième article pour Magazine : un safari typographique dans ma bibliothèque.

un safari typographique dans ma bibliothèque.

Cette fois, je déménage, et j’en profite pour ranger un peu ma bibliothèque.

En fouillant je redécouvre mes vieilles collections d’Emigre, de Eye, de Métal Hurlant... mais aussi de «vieux» magazines : Inrockuptibles, ID, Crash, Jalouse, Numéro, Colors, IDEA, Lodown, Wired... pour ne citer que les plus connus. En feuilletant ces revues on peut remarquer que depuis presque quinze ans (date de l’apparition de la PAO dans la majorité des agences de graphisme) nous avons assisté à une incroyable inflation graphique et typographique dans les magazines. Des modes sont apparues, puis on disparu aussitôt, pour réapparaître dans un autre domaine, puis dans un autre… Ce qui est frappant, c’est la rapidité de ces changements : des catalogues d’art contemporain aux éditions littéraires, puis vers les magazines de mode, pour finir vers des revues spécialisés dans l’informatique. Les polices de caractères se sont multipliées grâce aux outils informatiques. Il n’a jamais été aussi facile et rapide de dessiner une police de caractère, même si la qualité n’est pas toujours au rendez-vous. Nous avons vu arriver des ré-interprétations numériques d’anciens caractères, des mix, des collages, des détournements typographiques…
Ces modes graphiques deviennent des codes permettant aux lecteurs de se retrouver dans cette jungle de magazine. Dans une librairie, vous arrivez très rapidement (et même inconsciemment) à différencier une revue technique d’une revue sur la mode ou d’un magazine sur l’architecture uniquement par leur utilisation de la typographie. Et le test vaut aussi à l’étranger, car ces codes graphiques sont dorénavant internationaux.

Un peu d’histoire :
• A la fin des années 80 et début 90 nous avons vu, principalement sous l’influence de Neville Brody, la mise en avant des jeux typographiques très marqués et influencés par les œuvres Dadaïstes et constructivistes du début du XXe siècle. L’utilisation de grandes typos très grasses (typo linéale en Bold, voir Black) en pleine page créant des rythmes visuels très forts, contrastant avec l'utilisation élégante et discrète des années précédentes dans ces mêmes magazines.
• Presque en même temps, ce fut l'apparition dans les magazines des police de caractère dites «pixels». Les principales créations graphiques de cette époque proviennent du magazine californien Emigre (de Rudy VanderLans et de la typographe Zuzana Licko), qui éditait à la fois le magazine et les polices de caractères qu’il utilisait. L’adoption de ces typos par les graphistes affirmait une certaine modernité (l’écran, l’informatique...) et en même temps constituaient une prise de conscience : la numérisation inéluctable de la forme et du contenu.
• L’utilisation de typos hybrides et fusionnées comme avec le magazine américain Raygun (de David Carson) mais aussi en Angleterre avec Vaughan Oliver et le label musical 4AD.
• En réaction à ce mouvement arrivèrent très rapidement les typos dessinées «à la main» principalement dans les milieux proches de l’art contemporain. La frontière entre art, illustration et graphisme devient de plus en plus ténue. Suivirent les typos «à la M/M», dégoulinantes et volontairement illisibles, mélangeant à la fois les formes manuelles, les formes végétales (art nouveau) et les caractéristiques des peintures à la bombe (les dégoulinures des pochoirs et des graphs). Des dessins de lettre totalement étranges et hybrides. Cette esthétique singulière et ce retour assumé du décoratif ont insufflé (peut-être excessivement) a toute une génération naissante l'envie de plasticité, de dessin, de motif, de plaisir… bref d’un «style» personnel et non plus universel.

Dans une même logique on a constaté le retour des typos pochoirs dans les magazines « urbains » (Skate, Street Art) avec des artistes comme Banksy par exemple, qui glissaient inévitablement vers les magazines de mode plus généralistes. Avec ces typos, se joue la mise en avant d’une fausse maladresse, de l’urgence, de la rature et des traces de collage que l’ont peut déjà retrouver dans certaines affiches de Grapus des années 70.

Totalement en opposition avec les mouvements précédents une fonte fut aussi très utilisée, jusqu’à l’overdose : la DIN (pour Deutsches Institut für Normung), créée et utilisée en 1936 (donc sous un régime Nazi), initialement pour la signalétique routière en Allemagne. Elle fut curieusement remise au goût du jour, entre autres, par la nouvelle identité du centre Georges Pompidou conçue en 1998 par Integral Ruedi Baur et associés et fut très rapidement adoptée par différents magazines d’art contemporain, puis de mode... jusqu’à devenir presque la typo standard de ces dernières années.

Plus récemment on a pu observer le retour des typos années 20-30 (comme la Cooper Black dessinée par Oswald Bruce Cooper en 1922). Il est curieux de remarquer que ces fontes sont réapparues dès les années 1970, et que leur mode récente soit davantage une référence aux années 1970 qu'aux années 1930 ; en faisant donc une citation de citation, sans que l'origine soit forcément identifiée. Et si beaucoup pensent que la Cooper Black date des années 1970, on retrouve la même approximation concernant les fontes dites « psychédéliques » de la fin des années 60, qui sont, elles aussi, des citations de polices de caractères beaucoup plus anciennes, datant de l’ère Victorienne anglaise (milieu du XIXe).

Nous avons aussi depuis quelques années l’utilisation de typos avec les lettres remplies, le A ou le O par exemple). Cette mode, vient des pochoirs (permettant d’obtenir des lettres se découpant facilement dans du carton) et d’une certaine « urban culture ». Elle est actuellement utilisée dans des contextes totalement différents, pour le catalogue d’une galerie d’art ou pour une revue de coiffure, mais toujours en essayant de garder un aspect et un code « jeune » et urbain.

Il faut aussi noter l’utilisation cynique et humoristique de l’Arial dans certaines publications graphiques – car cela ne fait rire que les typographes et graphistes. En effet, l’Arial est la typo de base de tous les ordinateurs sur terre ; grâce à Microsoft, c’est vraiment la typo par défaut, même si elle n’est qu’une pâle copie de l’Helvetica.

L’exception à ces déferlements incessants est sans doute l’Helvetica, dessinée par le Zurichois Max Miedinger au milieu des années 50. C’est une typo qui traverse les modes avec une constance incroyable. Elle est aussi connue, chez les mauvaises langues, sous le nom de typo pour ne pas se tromper. En effet, avec l’Helvetica, pas de faute de goût : c’est une valeur sûre, qui est aussi bien utilisée dans des catalogues de jardinerie que pour une exposition d’art contemporain (comme avec le jeune atelier de création Experimental JetSet, qui ne jure que par elle). Elle est parfaitement lisible, élégante, discrète et parfaitement équilibrée. Elle restera définitivement la police de caractère du XXe siècle.

Après cette liste que l’on pourrait continuer à loisir, on peut se demander si nous allons continuer de courir sans cesse vers de nouvelles formes ou alors commencer à réfléchir au sens de ces modes sans cesse renouvelées mais perdant de plus en plus leurs sens. En observant deux magazines contemporains reconnus comme très pointus dans leur domaine respectif, Dot dot dot (magazine de graphisme Hollandais) et Purple Fashion (magazine de mode parisien) nous pouvons remarquer des similitudes étranges dans leur forme graphique. Même mise en page minimaliste (pour ne pas dire simpliste), typos centrées, une ou deux colonnes de textes, photographie sur la page opposée, pas de superposition, ni de jeux graphiques entre l’image et le texte... bref nous arrivons presque à une mise en page par défaut. C’est-à-dire, qu’il n’y a pas de prise de position par un auteur (graphiste, typographe, photographe, directeur artistique...) dans la formalisation du magazine. Nous pourrions imaginer que cette mise en page est entièrement laissée à la guise du logiciel de PAO utilisé, sans aucune intervention extérieure humaine. La mise en page est entièrement (non) décidé par les réglages par défaut du logiciel. La typo utilisée est la première dans le menu du logiciel, la taille des polices de caractères est celle placé par défaut, les feuilles de styles aussi...
Nous arrivons donc presque à la fin de l’histoire de la typographie et du graphisme ; un détachement complet de la forme et du contenu. Une formalisation totalement neutre et sans aucun message caché ou code graphique adressé à un public précis. Il s’agit là d’une réponse radicale aux trépidations graphiques des années précédentes.

Etienne Mineur

Notes :
merci à Étienne Auger, Jérôme Saint-Loubert Bié, Delphine Guimbert, Jean François Rey, et Adrien Zammit.

Concernant l’esthétique par défaut dans les médias numériques: voir le texte d’Étienne Cliquet.

--> toujours l’image en haute définition servant d’illustration à cet article (attention c’est un Jpeg de 5000 sur 3600 pixels).

les crédits de cette image:
Stéphane Mallarmé : Un coup de dés jamais n'abolira le hasard
Filippo Tommaso Marinetti : les mots en liberté
Cassandre : Bifur
Wim Crouwel : New Alphabet
Max Miedinger : Helvetica
Susan Kare : San Francisco et les icônes du Macintosh
Zuzana Licko : low res
Étienne Auger : bit 9
Delaware : typo et image pixel
Philippe Apeloig : Carre et Octobre
M/M Paris : the alphabet
le club des chevreuils
Jeff Rey
Chicks and Speed, It's A Project
Dot dot dot
Purple Fashion
et beaucoup d’autres...