Voici le texte de mon premier article paru dans Magazine au mois de septembre 2006 concernant les logos dans le monde de la mode.

--> l’image servant d’illustration à cet article.

Un safari typographique dans ma penderie

Par un dimanche après midi pluvieux, je me lance dans un safari typographique dans mon appartement – je suis graphiste de formation, ce qui peut expliquer certaines de mes obsessions. Un safari typographique consiste à chercher des typos, des logos ou des signes infiltrés sournoisement dans votre vie quotidienne. Je commence par ma bibliothèque : les logos Gallimard, Flammarion, Hachette, Harraps, Taschen, Phaidon, puis ma cuisine : Barilla, Panzani, Amora, Magimix, Nestlé... ; pas de grande surprise. Mais soudain, en pénétrant dans ma chambre, ma penderie toutes portes closes, me procure un étrange pressentiment. Je pense avoir découvert un vrai nid à logos, une vraie mine typographique intarissable. Entre les cintres, je croule immédiatement sous un déluge de logos, de signes de marques : Pantashop, Petit Bateau, Prada, Chanel, Yves Saint Laurent, Issey Miyake, Balenciaga, A.POC, Paul Smith... ; d’accord, j’exagère un peu. C’est ma plus grande concentration de logos au centimètre carré, ils sont partout : chemises, chaussettes, sous-vêtements, manteaux...

Si on organise ces marques-logos en tableau chronologique, on remarque immédiatement que le monde de la mode n’utilise pas d’acronymes (sauf très rares exceptions comme APC pour Atelier de Production et de Création ou A-POC pour A Piece Of Cloth), contrairement aux autres industries (EDF, GDF, SNCF, IBM...). C’est ici le nom des créateurs initiaux qui est le plus souvent employé. La marque se développe donc dès son origine autour d’une personnalité et non pas d’un service comme dans la plupart des autres industries.

A y regarder de plus près, on peut établir six catégories formelles :
• les «classiques », qui se distinguent par l’emploi simple d’une police de caractère liée à l’époque de sa création : Hermès (police de caractère de la famille des mécanes du XIXe siècle), Burberry...
• les neutres constituent la grande majorité, : le plus souvent une police de caractère bâton (linéale) employée en capitale : Chanel, Fendi, Balenciaga, Céline...
• les signatures ou griffes (très années 70-80) qui concentrent encore plus l'attention sur le créateur d’origine et qui personnalisent le vêtement. L’utilisation de ce type de logo pourrait être considérée comme la signature d’une œuvre d’art : Thierry Mugler, Paul Smith, Agnès B, Yoshi Yamamoto...
• les cyniques (ou postmodernes) : Jean-Paul Gaultier (faux pochoir très années 80), John Galiano (avec une typo gothique/tatouage, faussement mauvais garçon), Vivienne Westwood (très tête couronnée) , Wendy et Jim (reprise du logo YSL)...
• les fameux «&» ou «+» de la mode : Wendy & Jim, Paul & Joe, Marithé et François Girbaud...
• et une dernière catégorie très surprenante, que je nommerais les didactiques. En effet, ces logos expliquent le concept même du vêtement qu’ils représentent. Ils signifient une idée plutôt que la personnalité d’un créateur, notamment pour deux marques liées à Issey Miyake : A-POC (le logo reprend le système de découpe lié à cette marque) et Pleats please (logo reprenant les fameux plissés dans la forme des lettres du logo).

Dans l’ensemble, ces logos sont presque anonymes et sans personnalité propre. En réalité, ils essayent d’être intemporel, sans attaches au temps présent, contrairement aux vêtements qui sont eux, par essence, démodés très rapidement. Même si le plus magnifique est sans contestation possible celui d’Yves Saint Laurent, dessiné par Cassandre en 1963 (un de nos plus grands graphiste et affichiste français, Dubo, Dubon, Dubonnet, c’est lui), élégance, modernité, rythme, finesse... bref un des rares logos à avoir une vraie personnalité. Il affiche un désir, une intention, s’affirme et prend position, ce qui est très rare.

Pourtant, malgré cette apparente neutralité, ces logos « fonctionnent », c’est-à-dire, qu'instantanément, on différencie un Chanel d’un Dior ou d’un Burberry même sur une petite étiquette pas toujours bien cousue ni imprimée. Une des raisons essentielles de ce succès est que le monde de la mode a eu, depuis des années, l’intelligence de garder ses logos d’origine. A la grande différence des autres industries, les marques liées à l'univers de la mode conservent contre vents (le marketing) et marées (l’arrivée de nouvelles directions) leurs identités visuelles originales. Des adaptations sont inévitables, généralement tous les quinze ans, mais en gardant toujours l’esprit du logo premier. Les grandes marques de mode sont totalement insensibles aux modes graphiques relatives au dessin des logos.

En effet, la tendance actuelle, imposée par les agences de communication, privilégie les formes rondes et molles. Pour exemple, l'année 2005 fut en France riche en nouvelles identités médiocres, toutes calquées sur le même modèle : SNCF, ANPE, Aéroport de Paris, EDF... Visiblement, pour ces sociétés, il s'agit juste d'une course contre la montre, à celle qui changera le plus souvent de logo, en espérant que ce changement d'image fasse croire aux actionnaires (ou futures actionnaires comme pour EDF ou GDF) que la société reste dynamique et pleine d’avenir. Ça ressemble beaucoup à de la gesticulation graphique sans aucun fondement. Il est très surprenant de constater qu’une entreprise comme la SNCF, ayant une fonction simple et presque immuable; nous transporter d’un endroit à un autre par voie ferrée, change d’identité visuelle presque tous les cinq ou dix ans.

A l’opposé, le monde de la mode, pourtant par essence soumis aux nouvelles tendances, s’accroche à ses logos, comme à un pilier, à une boussole permettant de se repérer au milieu de ce maelström de formes, de tendances, de matières et de couleurs sans cesse contradictoires d’année en année. Ces logos remplissent donc totalement leurs rôles, puisqu’ils signifient et signent la marque discrètement, permettant aux vêtements de garder leur autonomie et leur identité propres, liées à leur époque.