La conquête de l’ubiquité
Par Étienne, samedi 7 novembre 2009 :: Général :: #1387 :: rss
Voici un texte de Paul Valéry incroyablement visionnaire et magnifique; La conquête de l’ubiquité.
Petite précision ce texte date de 1928.
Un grand merci à Daniel Pinkas pour cette découverte.
La conquête de l’ubiquité
Nos Beaux-Arts ont été institués, et leurs types comme leur usage fixés,
dans un temps bien distinct du nôtre, par des hommes dont le pouvoir d’action
sur les choses était insignifiant auprès de celui que nous possédons. Mais
l’étonnant accroissement de nos moyens, la souplesse et la précision qu’ils
atteignent, les idées et les habitudes qu’ils introduisent nous assurent de
changements prochains et très profonds dans l’antique industrie du Beau. Il y
a dans tous les arts une partie physique qui ne peut plus être regardée ni traitée
comme naguère, qui ne peut pas être soustraite aux entreprises de la connaissance
et de la puissance modernes. Ni la matière, ni l’espace, ni le temps ne
sont depuis vingt ans ce qu’ils étaient depuis toujours. Il faut s’attendre que de
si grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par là
sur l’invention elle-même, aillent peut-être jusqu’à modifier merveilleusement
la notion même de l’art.
Sans doute ce ne seront d’abord que la reproduction et la transmission des
œuvres qui se verront affectées. On saura transporter ou reconstituer en tout
lieu le système de sensations, ou plus exactement, le système d’excitations,
que dispense en un lieu quelconque un objet ou un événement quelconque.
Les œuvres acquerront une sorte d’ubiquité. Leur présence immédiate ou leur
restitution à toute époque obéiront à notre appel. Elles ne seront plus seulement
dans elles-mêmes, mais toutes où quelqu’un sera, et quelque appareil.
Elles ne seront plus que des sortes de sources ou des origines, et leurs bienfaits
se trouveront ou se retrouveront entiers où l’on voudra. Comme l’eau,
comme le gaz, comme le courant électrique viennent de loin dans nos demeures
répondre à nos besoins moyennant un effort quasi nul, ainsi serons-nous
alimentés d’images visuelles ou auditives, naissant et s’évanouissant au
moindre geste, presque à un signe. Comme nous sommes accoutumés, si ce
n’est asservis, à recevoir chez nous l’énergie sous diverses espèces, ainsi
trouverons-nous fort simple d’y obtenir ou d’y recevoir ces variations ou
oscillations très rapides dont les organes de nos sens qui les cueillent et qui les
intègrent font tout ce que nous savons. Je ne sais si jamais philosophe a rêvé
d’une société pour la distribution de Réalité Sensible à domicile.
La Musique, entre tous les arts, est le plus près d’être transposé dans le
mode moderne. Sa nature et la place qu’elle tient dans le monde la désignent
pour être modifiée la première dans ses formules de distribution, de reproduction
et même de production. Elle est de tous les arts le plus demandé, le plus
mêlé à l’existence sociale, le plus proche de la vie dont elle anime, accompagne
ou imite le fonctionnement organique. Qu’il s’agisse de la marche ou de
la parole, de l’attente ou de l’action, du régime ou des surprises de notre
durée, elle sait en ravir, en combiner, en transfigurer les allures et les valeurs
sensibles. Elle nous tisse un temps de fausse vie en effleurant les touches de la
vraie. On s’accoutume à elle, on s’y adonne aussi délicieusement qu’aux substances
justes, puissantes et subtiles que vantait Thomas de Quincey. Comme
elle s’en prend directement à la mécanique affective dont elle joue et qu’elle
manœuvre à son gré, elle est universelle par essence ; elle charme, elle fait
danser sur toute la terre. Telle que la science, elle devient besoin et denrée
internationaux. Cette circonstance, jointe aux récents progrès dans les moyens
de transmission, suggérait deux problèmes techniques :
I. – Faire entendre en tout point du globe, dans l’instant même, une œuvre
musicale exécutée n’importe où.
II. – En tout point du globe, et à tout moment, restituer à volonté une
œuvre musicale.
Ces problèmes sont résolus. Les solutions se font chaque jour plus parfaites.
Nous sommes encore assez loin d’avoir apprivoisé à ce point les phénomènes
visibles. La couleur et le relief sont encore assez rebelles. Un soleil qui
se couche sur le Pacifique, un Titien qui est à Madrid ne viennent pas encore
se peindre sur le mur de notre chambre aussi fortement et trompeusement que
nous y recevons une symphonie.
Cela se fera. Peut-être fera-t-on mieux encore, et saura-t-on nous faire voir
quelque chose de ce qui est au fond de la mer. Mais quant à l’univers de
l’ouïe, les sons, les bruits, les voix, les timbres nous appartiennent désormais.
Nous les évoquons quand et où il nous plaît. Naguère, nous ne pouvions jouir
de la musique à notre heure même, et selon notre humeur. Notre jouissance
devait s’accommoder d’une occasion, d’un lieu, d’une date et d’un programme.
Que de coïncidences fallait-il ! C’en est fait à présent d’une servitude
si contraire au plaisir, et par là si contraire à la plus exquise intelligence
des œuvres. Pouvoir choisir le moment d’une jouissance, la pouvoir goûter
quand elle est non seulement désirable par l’esprit, mais exigée et comme déjà
ébauchée par l’âme et par l’être, c’est offrir les plus grandes chances aux
intentions du compositeur, car c’est permettre à ses créatures de revivre dans
un milieu vivant assez peu différent de celui de leur création. Le travail de
l’artiste musicien, auteur ou virtuose, trouve dans la musique enregistrée la
condition essentielle du rendement esthétique le plus haut.
Il me souvient ici d’une féerie que j’ai vue enfant dans un théâtre étranger.
Ou que je crois d’avoir vue. Dans le palais de l’Enchanteur, les meubles
parlaient, chantaient, prenaient à l’action une part poétique et narquoise. Une
porte qui s’ouvrait sonnait une grêle ou pompeuse fanfare. On ne s’asseyait
sur un pouf, que le pouf accablé ne gémît quelque politesse. Chaque chose
effleurée exhalait une mélodie.
J’espère bien que nous n’allons point à cet excès de sonore magie. Déjà
l’on ne peut plus manger ni boire dans un café sans être troublés de concerts.
Mais il sera merveilleusement doux de pouvoir changer à son gré une heure
vide, une éternelle soirée, un dimanche infini, en prestiges, en tendresses, en
mouvements spirituels.
Il est de maussades journées ; il est des personnes fort seules, et il n’en
manque point que l’âge ou l’infirmité enferment avec elles-mêmes qu’elles ne
connaissent que trop. Ces vaines et tristes durées, et ces êtres voués aux
bâillements et aux mornes pensées, les voici maintenant en possession d’orner
ou de passionner leur vacance.
Tels sont les premiers fruits que nous propose l’intimité nouvelle de la
Musique avec la Physique, dont l’alliance immémoriale nous avait déjà tant
donné. On en verra bien d’autres.
--> vous pouvez retrouver ce texte sous différents formats sur le site de l’UQAC..
« La conquête de l’ubiquité » (1928), in Œuvres, tome II, Pièces sur l’art, Nrf, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1960, 1726 pages, pp. 1283-1287. Paru dans De la musique avant toute chose, éditions du Tambourinaire, 1928.
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